C’était ainsi

Iouri Tchirkov

C’était ainsi…

Histoire
Traduit du russe par Luba Jurgenson

Le récit autobiographique de Iouri Tchirkov (1919-1988) est un témoignage sur les îles Solovki, foyer de l’orthodoxie russe depuis le XVe siècle, puis symbole du système concentrationnaire, préfigurant l’« archipel » du Goulag. Il nous livre son expérience, celle d’un adolescent de quinze ans, condamné sur dénonciation pour activité contre-révolutionnaire et envoyé aux Solovki en 1935. L’homme qu’il est devenu, au seuil de la mort, se remémore les premières années de sa vie plongées dans l’enfer des camps de concentration. Ce travail de mémoire se veut une reconstitution factuelle minutieuse, guidée par une exigence de précision et d’exactitude. Il écarte d’emblée toute manifestation émotionnelle, toute tentative d’introspection et de questionnement, pour se concentrer sur la seule transcription du réel. Et c’est cette écriture en creux, qu’on pourrait dire transparente tant elle reste distanciée, à la fois individuelle et collective, qui circonscrit progressivement l’expérience indicible. Le livre comprend trois parties : « Les Solovki », « La terre d’Oukhta », « La région de Krasnoïarsk ». Malgré les conditions épouvantables des détenus, décimés par le froid et la faim, astreints aux travaux éreintant dans les tourbières et les forêts, réduits à l’état d’esclaves, l’adolescent trouve refuge dans la vie spirituelle intense qui subsiste au cœur de l’ancien monastère, peuplé par quelques survivants de l’intelligentsia russe. Grâce à la protection de ses compagnons d’infortune, il échappe aux tâches les plus pénibles qui l’auraient conduit à une mort certaine. Exerçant tour à tour plusieurs « métiers », cueilleur de baies, homme de ménage, aide-soignant, il est affecté à la bibliothèque. Il y rencontre d’illustres lecteurs (parmi lesquels le père Pavel Florenski), dont certains deviennent ses professeurs. C’est dans ce lieu de haute culture que Iouri Tchirkov se fait le serment de « ne pas laisser passer un jour sans cultiver son cœur et son esprit ». Tout au long de sa captivité, il s’impose cette exigence : étudier malgré tout. Grâce à sa volonté et à sa ténacité, il parvient à rester libre et à survivre. Les rescapés des Solovki ont évoqué l’extraordinaire activité intellectuelle et artistique qui régnait alors. À l’aube de la Grande Terreur, cette atmosphère tient du miracle. Dans la première période des camps, l’idéologie d’une rééducation par le travail la rendait encore possible. Mais les années suivantes le régime « privilégié » des politiques disparaît. Iouri Tchirkov rejoint les rangs des réfractaires et entame une série de grèves de la faim, refusant le travail pour pouvoir continuer à s’instruire. Il ne cède pas. Cependant la lutte contre les « ennemis du peuple » s’intensifie et vient briser les dernières résistances. Les menaces d’exécutions massives rythment le quotidien des prisonniers. Tchirkov est envoyé dans un camp à régime spécial (STON). Il survit aux supplices de la cellule d’isolement et au cachot glacial. Dans les geôles de la Sekirka, de sinistre renommée, il subit de nouvelles tortures. La deuxième partie, « La terre d’Oukhta », évoque la suite de ce calvaire. En 1938, Tchirkov est condamné à une prolongation de peine de cinq ans. Les cadences imposées au travail sont insoutenables, les rations alimentaires calculées en conséquence. De mines en chantiers, les colonies de détenus meurent d’épuisement et de maladie. Tchirkov, victime de la pellagre, échappe une fois encore à la mort. Il est ensuite transféré à Oukhta, ville concentrationnaire de l’Oukhpetchlag, l’un des premiers camps de redressement déployés sur le continent. Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale et l’invasion allemande offrent un répit aux détenus, tout en renforçant le désordre et la famine, . Tchirkov continue à étudier, devient technicien puis ingénieur en hydrologie et en météorologie, met à profit sa spécialité pour améliorer son propre sort et celui des prisonniers. Il travaille à la station d’expérimentation climatologique et participe à plusieurs expéditions scientifiques, jouissant d’une relative liberté. En 1941, amoureux d’une jeune déportée polonaise, il vit une courte période de bonheur. Il sera finalement libéré en 1943, mais condamné de fait à rester sur les lieux de sa détention, entravé par un passeport avec restriction. En 1945, il travaille à la station d’agronomie, tout en poursuivant sa formation d’autodidacte. La troisième partie intitulée « La province de Krasnoïarsk » est rédigée par sa femme, qui relate la dernière période de sa captivité, à partir des notes et ébauches qu’il a laissées. L’ancien zek tente de reconquérir sa liberté, enfermé dans son statut de paria. Il s’installe dans la province de Krasnoïarsk pour y exercer ses compétences d’ingénieur dans un sovkhose. Il est arrêté une seconde fois en 1951, et condamné à la relégation à perpétuité. Bien qu’on lui interdise toute carrière universitaire, il persiste, réussit brillamment ses examens, et accède enfin au doctorat de sciences agricoles et météorologiques. Il est réhabilité en 1954, et nommé directeur de la chaire de météorologie et de climatologie de Moscou en 1970. Ce récit très dense ne se veut rien d’autre qu’une chronique fidèle d’une vie vécue. Comment un enfant parvient-il à survivre et à se construire dans un monde où ni homme ni Dieu ne semble pouvoir exister. Telle est la question non formulée de ce témoignage qui rejoint le récit initiatique. En recomposant les faits et gestes de cette expérience tragique, l’auteur donne à voir son cheminement intérieur qui le rend homme envers et contre tout. La soif de découvrir et de comprendre, l’amour de la littérature, le souci des autres, le préservent d’une mort à laquelle il n’aurait pas dû échapper. Ni rage, ni révolte, ni désespoir, mais un regard nu, imperturbable sur ce qui a eu lieu, l’impassibilité du scientifique et la clairvoyance de l’humaniste. « C’était ainsi… »

Editions des Syrtes
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